Interview de Cyrille Guimard
Cyrille Guimard. Sans nul doute un des plus grands directeurs sportifs de l’histoire de ce sport, sinon le meilleur. Sous ses ordres, il aura eu Bernard Hinault (chez Gitane puis chez Renault), Laurent Fignon (Renault/Super U/Castorama), Greg LeMond (Renault), Lucien Van Impe (Gitane), Andy Schleck (Roubaix-Lille Métropole), Marc et Yvon Madiot (Renault/Super U), Charly Mottet (Renault/Super U), Jacky Durand (Castorama), Thierry Marie (Super U/Castorama), Frédéric Moncassin (Castorama), Lance Armstrong (Cofidis), Tony Rominger (Cofidis), Bjarne Riis (Castorama)**, etc.
Cyrille Guimard, c’est l’homme-Protée, tout à tour coureur cycliste sur route, cyclo-crossman, directeur sportif, dirigeant d’équipe, consultant, candidat à la présidence de la FFC, etc. Il eut été dommage de ne pas profiter de sa venue aux « Foulées Littéraires » (rassemblement axé sur la littérature sportive) de Lormont, le 1er décembre dernier, pour ne pas tenter de lui poser quelques questions sur son parcours et ses opinions sur le cyclisme présent et futur. Des propos parfois à contre-courant, parfois à prendre avec des pincettes (notamment sur la question des produits dopants, en fin d’interview …), mais souvent intéressants, sinon intelligents.
PCMFrance : Ça fait quarante-cinq ans que vous êtes dans le milieu du vélo : qu’est-ce qui y a le plus évolué durant ce laps de temps ?
Cyrille Guimard : Quarante-cinq, déjà !?PCMF : 1967-2012, ça fait quarante-cinq.
CG : Ah non, je suis de 1947, moi. Je suis vieux !PCMF : Non mais dans le milieu du cyclisme professionnel …
CG : Dans le cyclisme, quarante-cinq, oui, ça doit être ça …

PCMF : Donc qu’est-ce qui a le plus évolué depuis votre entrée dans ce milieu-là ?
CG : La révolution la plus importante, une de celles que j’ai initiée au départ, c’est la partie évolution sur le plan du matériel, entre autres avec l’aérodynamisme, la biomécanique, l’ergonomie, ce qui n’avait jamais été exploré de façon scientifique, ce qu’on a fait avec le Centre d’études et d’accidentologie de la Régie Renault, qui fait que ça a lancé toute l’évolution du vélo jusqu’au vélo qu’on connaît aujourd’hui. Et puis, parallèlement, parce que les choses ne viennent jamais seules, il y a eu les structures que j’ai mis en place dès 1976, l’année où je suis devenu directeur sportif, c’est-à-dire la mise en place d’une professionnalisation qu’on retrouve encore aujourd’hui, avec des organigrammes structurés comme ceux d’une véritable entreprise.

PCMF : Cette rationalisation toujours plus poussée du cyclisme ne nuit-elle pas à un certain romantisme du cyclisme ? Je pense notamment au dernier Tour de France qui s’est distingué par son insipidité, cadenassé par la Sky …
CG : Les évolutions prônées et imposées par monsieur Verbruggen, qui est d’ailleurs – comme par hasard – au cœur de l’affaire Armstrong, de constituer un circuit fermé (NDLA : l’UCI ProTour, devenu en 2011 l’UCI WorldTour), ce qui par obligation induit des comportements mafieux, c’est ce qui a amené à ce qui se passe depuis quelque temps avec l’affaire Armstrong. Créer un circuit fermé provoque des comportements qui font que les courses deviennent ennuyeuses. Ou alors, je ne sais pas, il faudra faire comme dans la F1 – qui est un circuit fermé –, brider les moteurs … (rires)

PCMF : Comment imaginez-vous le cyclisme dans vingt ans ?
CG : La lecture est assez difficile. Je pense que dans vingt ans le cyclisme aura énormément évolué dans les pays de l’Est et, notamment, les pays asiatiques, parce que le vrai potentiel économique est là-bas. Est-ce que l’Europe résistera ? Je pense que oui, pendant un certain temps, après il faudra qu’elle s’adapte. Mais quand vous avez un potentiel d’un milliard et demi de téléspectateurs (NDLA : on parle de potentiel mais dans la réalité le taux d’équipement en téléviseurs est loin de permettre d’atteindre une telle audience rien qu’en Chine) , on comprend vite que l’Europe ne résistera pas à la pression financière des pays asiatiques et des pays pétroliers. Est-ce que ça va se passer vite ou est-ce que ça va se passer lentement, ça, je n’en sais rien.

PCMF : Mais vous pensez que c’est inéluctable.
CG : Oui.

PCMF : Mais est-ce tout cela ne va pas nuire à l’intérêt sportif ? Parce que le Tour de Pékin, honnêtement, ce n’est pas, et de très loin, la course la plus passionnante …
CG : Non parce qu’on est Français et qu’on pense franco-français.

Le tracé est tout de même extrêmement plat …
CG : Vous pouvez tout faire là-bas, en Chine. Il n’y a pas que des parcours plats. Non non, les parcours, ce n’est pas un problème. Le souci, ce sera de savoir si on aura les moyens pour avoir les meilleurs coureurs chez nous compte tenu des moyens financiers.

PCMF : Si vous aviez les mains libres pour réformer le cyclisme, que feriez-vous ?
CG : Je pense qu’il y a un problème d’élection au niveau des gouvernances. On ne pourra rien changer tant qu’on n’aura pas changé le mode d’élection.

PCMF : Est-ce que c’est cette revendication que vous vouliez porté lorsque vous vous êtes présenté à la présidence de la Fédération Française de Cyclisme
CG : Entre autres, oui. Mais les statuts ont été changés depuis, pour la prochaine élection. Les statuts, tout le monde est d’accord pour les changer, le problème c’est que nous on les modifie mais qu’au-dessus ils ne sont pas modifiés, même au niveau du CNOSF [NDLA : le Comité National Olympique et Sportif Français]. Ce sont des fausses démocraties. Maintenant, quand c’est très démocratique, on voit ce qu’on en fait, surtout ces derniers temps ! (rires)

PCMF : Vous parlez de l’UMP, là ?
CG : Ah ben l’histoire des primaires, des machins … C’est-à-dire que quand on veut faire une vraie démocratie, par rapport à une dictature, vous augmentez le nombre de votes et finalement vous retombez dans les mêmes effets que dans la dictature.

PCMF : Donc qu’est-ce qu’il faudrait faire pour vous ? Une démocratie semi-directe ?
CG : Non, mais il ne faut pas laisser se développer les élections parallèles : t’as le PS qui a fait ses primaires, là l’UMP ; en gros, t’es toujours dans un processus électoral. Pendant ce temps, tu ne parles jamais des vrais problèmes et, surtout, tu ne gouvernes jamais. Je pense d’ailleurs qu’une des grosses erreurs qui a été faite en France ça a été de supprimer le septennat pour passer au quinquennat. Sauf qu’avec le septennat, ceux qui meurent d’envie d’avoir le pouvoir, ils doivent attendre sept ans. Donc, pour tous ceux-là, il vaut mieux faire des élections plus souvent ! Quand t’as des élections aux USA, bon c’est difficile de comparer, parce que le système est différent, mais c’est encore plus court c’est quatre ans. Donc tu gouvernes quand ? Parce que gouverner, c’est forcément fâcher une partie de ton électorat ; si tu gouvernes normalement, tu crées des gens qui vont être contre : dès que tu proposes quelque chose, ce n’est pas ça qu’il faut faire. Ou tu as le temps, ou tu n’as pas le temps de faire des réformes, de faire évoluer les lois et les systèmes ; En quatre ans, tu ne fais rien évoluer. Le problème c’est d’avoir le pouvoir, et aux USA, ça ne marche que si t’as un milliard [NDLA : de dollars ; ce chiffre correspond effectivement aux sommes dépensées respectivement par Barack Obama et Mitt Romney pendant la dernière campagne présidentielle américaine] pour faire ta com.

PCMF : Et dans les instances sportives, ça fonctionne de la même manière, au niveau des élections ?
CG : Ah non, ils se réélisent entre eux !

PCMF : Justement, de ce fait, ils pourraient avoir le temps de mener les réformes. Qu’est-ce qui les en empêchent
CG : Mais leur souci ce n’est pas de faire des réformes. Leur préoccupation, aujourd’hui, c’est de développer et de faire du business. Si c’est pour ça, des réformes, ils en font : en 2005, ils [NDLA : l’UCI] ont fait le ProTour parce qu’il y avait du business à faire ; maintenant, ils sont en train de se rendre compte que ça ne peut pas fonctionner. Mais je leur avais dit depuis le départ que ça ne pouvait pas fonctionner, ce système des équipes ProTeams, avec trente coureurs, c’est n’importe quoi … Ce n’est même pas gérable, mais ça ils s’en foutent ! T’as toujours un vainqueur donc ils s’en foutent.

PCMF : Avec votre franc-parler, vous avez du vous aliéner pas mal de susceptibilités. Quelle a été la rancune la plus tenace ?
CG : J’ai beaucoup d’amis, quand même ! (rires) Mais la rancune la plus tenace, sur la durée, c’est la Société du Tour.

PCMF : Pourquoi ?
CG : Parce que je remets en cause et que j’ai toujours remis en cause certains fonctionnements au niveau de la Société du Tour.

PCMF : Quelles sont ces critiques que vous formulez ?
CG : Il y en a toujours eu. Tenez, je vais vous prendre la dernière en date : à la présentation du Tour, on demande à tous les vainqueurs du Tour de monter sur la scène. Sauf un. Et on fait monter celui qui a été déclassé. On fait monter Contador mais pas Andy Schleck, qui reste en bas.

PCMF : Mais Contador a gagné deux Tours de France (2007, 2009) avant d’être déclassé …
CG : Oui mais Andy Schleck l’a gagné aussi ! Contador, il a bien été déclassé. Et en plus, il a niqué deux Tours de France : celui où il est déclassé [NDLA : 2010] et l’autre où il fait le Tour et où il est déclassé [NDLA : 2011] !

PCMF : Oui, mais il en a tout de même gagné deux autres avant …
CG : Oui, mais peu importe … Il a niqué deux Tours, ce n’est pas lui que tu fais venir d’abord, tu fais venir Schleck !

PCMF : Oui, je suis d’accord …
CG : Et tu ne fais pas venir Contador !

PCMF : Ben ils peuvent le faire venir, s’ils font venir Schleck en même temps …
CG : Non. Ou tu luttes contre le dopage, ou tu ne luttes pas contre le dopage ! Contador, tu ne le fais pas monter et tu lui montres bien qu’il t’a niqué deux Tours de France ! Mais là, celui qui se retrouve vainqueur on ne l’appelle pas ; ça veut dire qu’on cautionne le dopage de Contador ! Tout ça parce qu’ils en ont besoin et que, commercialement, c’est plus intéressant qu’il soit au prochain Tour. Et d’ailleurs, t’as un jeu qui est parti avec Contador, parce que son équipe vraisemblablement ne sera dans le ProTour [NDLA : en fait, le WorldTour], qui commence à dire « Je ne ferais pas le Tour, je ne ferais pas le Tour » et derrière les mecs se disent : « Oh là là, on a besoin de Contador … ». Mais on n’a pas besoin de Contador dans le Tour ! Il a déjà niqué deux Tours ! Non mais vous vous rendez compte : deux Tours il a niqué !

PCMF : Certes, mais, pour défendre ASO, en 2008, ils n’avaient pas sélectionné l’équipe Astana de Contador, qui était pourtant le tenant du titre.
CG : On s’en fout, il était dans l’affaire Puerto ! [NDLA : bien qu’il semble être nommé dans les dossiers du docteur Fuentes, Contador ne sera pas poursuivi ou suspendu pour son implication supposée dans cette affaire : en 2008, l’Espagnol réalisera le doublé Giro/Vuelta.] Avec Astana, Vinokourov et tout le reste ! Tant que tu ne prendras des décisions fortes …

PCMF : Mais cette décision de faire monter ou non Contador sur l’estrade n’a qu’une portée symbolique.
CG : Un symbole, tu ne fais pas monter Schleck ? En termes de symbole, c’est quand même vachement costaud ! On ne reconnaît pas celui qui a été déclaré vainqueur alors que le premier a été déclassé pour dopage. On ne reconnaît pas son dauphin comme vainqueur ?! (NDLA : en 1970, Cyrille Guimard, 2e du championnat de France sur route, ne fut jamais considéré officiellement comme le nouveau champion de France après le contrôle positif du vainqueur Paul Gutty ; rebelote en 1971, avec Guimard 3e derrière les deux contrôlés positifs Yves Hézard et Jean Dumont. De là peut-être vient cette pugnacité à défendre dans ce cas Andy Schleck contre Contador …) Ce n’est pas fort ça, comme symbole ? Trouve m’en un plus gros … Donc tu vois c’est ce genre de chose qui m’opposent à ASO.

PCMF : Quel est le coureur qui vous le plus impressionné au cours de votre carrière ?
CG : « Le Blaireau » [NDLA : Bernard Hinault]. Ce n’est pas très original, hein ? Mais lisez le bouquin, vous verrez que c’est un petit peu expliqué.

PCMF : Et celui qui vous a le plus dérouté, en bien ou en mal ?
CG : Le plus dérouté ? Oh, y’en a un paquet ! (rires)

PCMF : Le numéro un …
CG : Le plus dérouté ? Mais dans quel sens ? En termes de management ? En termes de …

PCMF : En termes de management, de comportement, de manière de courir …
CG : Parce qu’il y a plusieurs sens à « dérouté » …

PCMF : Disons celui dont la façon de courir vous a le plus surpris.
CG : Mais dans quel sens ? Dans un sens positif ou dans un sens négatif ?

PCMF : C’est vous qui choisissez. Ou les deux.
CG : (Il réfléchit) Parce que c’est très ambigu comme question. Ça ne vous paraît peut-être pas ambigu mais …

PCMF : Admettons positivement alors, si ça vous gêne.
CG : Mais parce que là … euh … c’est sur quelqu’un qui gagne des courses ? Quelqu’un qui n’en gagne pas ? Un petit coureur ? Un grand coureur ? Un équipier ?

 PCMF : Bah un coureur dont la manière de courir vous a, disons, amusé. Pas étrange au sens suspect, mais iconoclaste …
CG : Sur ce plan-là, il n’y a pas trop de choses à dire, parce que ce n’est pas un problème de constance … Je ne sais pas … Un des coureurs qui est le plus déroutant dans le peloton actuel, par sa manière de courir un peu particulière et qui se scratche d’ailleurs souvent mais dont on finit par dire que c’est un génie, c’est Voeckler. Quand on voit l’année dernière, alors qu’il a le maillot jaune dans le Tour, la somme d’erreurs de stratégie de course qu’il fait, c’est monstrueux !

PCMF : Dans le Galibier …
CG : Entre autres, mais avant déjà. C’est-à-dire que là tu te dis : « Il a débranché le cerveau ». Mais en fait c’est plus compliqué que ça parce que ça veut dire qu’il y a une faute de management derrière.

PCMF : Demain (NDLA : dimanche 2 décembre, l’interview ayant été réalisée la veille, samedi 1er décembre), il y aura à Roubaix la quatrième manche de la Coupe du Monde de cyclo-cross. A votre avis, que manque-t-il au cyclo-cross en France pour qu’il devienne un phénomène comparable à ce qu’il est en Belgique ?
CG : Bah ce qui pose problème, c’est que la France soit pas plus grande que la Belgique. C’est-à-dire que quand vous avez les manches du Challenge National, qui est une très belle épreuve, y’en a une qui se fait en Bretagne, l’autre à Miramas et l’autre dans l’Est de la France. A chaque fois, vous faîtes 2 000 kilomètres (sic) pour aller courir. En Belgique, vous avez tous les cyclo-cross qui sont dans un rayon de 200 kilomètres. Donc il y a en France un problème de densité et vous savez qu’une épreuve va apporter, on va fidéliser un public parce que bon, là vous avez le Challenge qui se fait à Besançon mais Besançon ne reverra peut-être le même type d’épreuve que dans cinq ans. Là cette année, vous allez avoir Pontchâteau, l’année prochaine vous aurez Quelneuc ; Pontchâteau il le reverra peut-être dans cinq ans ou dans six ans. Donc vous n’avez la capacité de fidéliser un public. Et puis, en Belgique, vous avez toujours eu des champions exceptionnels, à commencer par les frères De Vlaeminck : à eux deux ils ont pratiquement dix titres de champion du monde. Et puis, tout passe à la télévision ; nous rien ne passe à la télé. Puisqu’on parlait de la Société du Tour tout à l’heure, seules passent à la télévision les épreuves du Tour. Le reste, faut payer, c’est-à-dire que ceux qui veulent la télévision sont obligés de le payer, à l’inverse du Tour qui lui est payé.

PCMF : Et le téléspectateur est lui aussi obligé de payer pour voir ces courses via Eurosport, via Sport+ …
CG : Oui, éventuellement …

PCMF : En juin dernier, Eric Boyer a été démis de ses fonctions de manager général de l’équipe Cofidis.
CG : (Il coupe) Bah c’est normal dans cette équipe !

PCMF : Pourquoi ?
CG : Oh il y a un turn-over important.

PCMF : Est-ce que vous avez été contacté pour …
CG : (Il coupe de nouveau) Non mais c’est moi qui ai créé Cofidis.

PCMF : Je le sais bien, c’est pour ça, est-ce qu’on vous ne serait-ce que contacté pour reprendre l’équipe ?
CG : Ah non ça c’est impossible. L’idée ne pourrait même pas venir à monsieur Migraine. (rires)

PCMF : Vous avez eu des différends ?
CG : Ah ben oui. Mais le problème chez Cofidis c’est que le vrai patron de l’équipe, le vrai manager, c’est Migraine. Donc, partant de là, le jour où vous déplaisez à monsieur Migraine, vous sautez. Voilà. Donc la question ne peut même pas se poser. Parce qu’avant, il y a Van Londersele qui a sauté. C’est normal. Et puis vous avez un type comme Didier Rous qui est arrivé, qui arrivait de chez Jean-René (NDLA : Bernaudeau, manager de Bonjour, Bouygues Télécom et maintenant Europcar) qui avait une certaine prestance, qu’on entendait, qui émettait des avis ; depuis qu’il est rentré chez Cofidis, vous ne le voyez plus. Quand vous rentrez chez Cofidis, vous comprenez tout de suite qu’il faut arrêter d’être un homme public. Si vous passez trop dans les médias, vous gênez, vous sautez.

PCMF : Est-ce qu’aujourd’hui, vous pourriez occuper un poste de directeur sportif dans une équipe d’une envergure un peu plus importante que Roubaix-Lille-Métropole ?
CG : A Roubaix, je suis surtout dirigeant. Mais sinon, non, ce n’est pas un souci. Cependant, je ne suis pas sûr d’en avoir vraiment l’envie aujourd’hui.

PCMF : Est-ce vous êtes optimiste sur l’avenir du cyclisme français, tant au niveau des courses que des coureurs ?
CG : Oui, il n’y a pas de souci. On a un potentiel coureurs qui arrive, qui est solide, très très solide.

PCMF : Quel regard portez-vous sur la débâcle qu’a constitué pour Andy Schleck cette saison 2012 ?
CG : C’est normal. Vous ne changez pas impunément d’équipe tous les ans sans vous retrouver complètement déstabilisé. Vous savez, le management c’est quelque chose de très important et quand vous changez d’équipe, que vous vous rendez compte au bout de quelques mois que vous avez fait une connerie … D’autre part, une équipe ça se bâtit en trois ans, ça vaut dire qu’il faut que le leader ait derrière lui les mêmes équipiers, le même encadrement, ou du tout moins avec un turn-over limité, là les Schleck ont changé de structure, de coureurs, d’encadrements et l’année d’après ils rechangent d’équipe ?! Donc il est complètement déstabilisé. Et en plus c’est plus complexe que ça mais bon là il faudrait que je fasse un cours de management. (rires)

PCMF : Dans votre carrière, de quoi êtes-vous le plus fier et y a-t-il quelque chose que vous regrettez ?
CG : Je regrette tout.

PCMF : Par nostalgie ?
CG : Non, pas du tout, mais parce que je ne suis jamais satisfait des choses. J’ai souvent plus engueulé mes coureurs quand ils gagnaient que quand ils ne gagnaient pas, parce que des fois on gagne parce qu’on est tellement au-dessus mais il y a eu énormément d’erreurs, en tout cas un certain nombre d’erreurs, donc quand on gagne je parle des erreurs. Parce que quand tu gagnes, tu penses que tu as raison ; à la limite tu penses que t’as bien couru. C’est une réaction tout à fait normale. Sauf que si t’avais marché un tout petit peu moins, tu n’aurais pas gagné. Donc, évidemment je suis content quand on gagne, mais je reste toujours perfectionniste et attentif, parce que je pars toujours du principe qu’on est moins forts que les autres. Et que je sais que sur telle erreur on aurait pu perdre la course ; si je ne soulève pas cette erreur, je la soulève quand ? Le jour où tu vas perdre à cause de ça ? Ça c’est le rôle du manager et c’est vrai pour moi aussi.
Mais je ne suis pas aigri ou nostalgique, d’ailleurs si vous lisez mon bouquin, vous verrez que j’essaie de comprendre l’évolution, les positions mais remettant les choses dans leur contexte du moment. Essayer de comprendre, s’il y a eu une connerie, pourquoi cette connerie a été faite, s’il y a un certain nombre d’évènements, de positionnements qui font que peut-être qu’on ne pouvait pas aller dans un autre sens à ce moment-là. Critiquer, on a le droit de le faire, mais pas avec de l’aigreur.
Sur un plan culturel, vous progressez autant en analysant les raisons d’une victoire que les raisons d’une défaite. L’analyse du comportement c’est pour moi le plus important. Ce n’est pas le résultat en tant que tel qui m’importe, c’est le comportement ; d’ailleurs en termes de sanctions, je sanctionne le comportement, je ne sanctionne pas la défaite.

PCMF : Quel est l’anecdote la plus drôle que vous ayez vécu dans le milieu cycliste ?
CG : Celle qui va m’arriver dans dix minutes. Une fois que l’anecdote est passée … Mais vous savez, ces questions, « Quel est le meilleur souvenir ? », « Quelle est la meilleure anecdote ? »
Si on dit ce qu’on pense, parce que tout est lié à l’émotion que ça va provoquer, les émotions, elles ne seront pas obligatoirement comprises ou partagées. On peut être plié de rire sur une gamelle ! Même si le mec est blessé.

Cyrille Guimard aperçoit un attroupement pris de l’endroit où nous réalisons l’interview. Curieux, il demande :
CG : Pourquoi ils se marraient là ? Qu’est-ce qui se passe ?

PCMF : Je crois que c’est une remise de prix …
CG : C’est une remise de prix ? Je n’ai jamais eu de prix moi.

PCMF : Même pas le Grand Prix de Plouay (NDLA : course que Cyrille Guimard a remportée en 1975) ?
CG : Non … J’ai fait des choses pour sauver le Grand Prix de Plouay mais …

PCMF : Il me semble que vous l’avez gagné, non ?
CG : Oui oui. Je l’ai gagné au moment où il était pratiquement … C’est moi qui le relance parce que sinon à la limite il n’existait plus.

PCMF : Puisque nous sommes aux Foulées Littéraires, quelle est l’œuvre de fiction qui vous a plu dernièrement, ou qui a marqué ?
CG : Je ne regarde jamais la fiction. Je ne peux pas lire la fiction, à part celle que j’écris. Quand je regarde la télé, si je vois « fiction » je tourne.

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Faire l’accordéon

 

 

PCMF : Enfin, une dernière question : peut-on, en tant que consultant média, affirmer son hostilité au dopage actuel quand on a soi-même été contrôlé positif ou usé du dopage ?
CG : Effectivement, j’ai eu un cas (NDLA : au Tour du Luxembourg 1970), mais je n’ai jamais été sanctionné. Il faut remettre les choses dans leur contexte de l’époque.
Mais, par exemple, est-ce que vous pouvez donner votre opinion sur l’alcoolisme alors que vous avez pris une cuite ?

PCMF : Je n’ai pas pris de cuite (rires).
CG : Je dis bien et je le répète : remettons toujours les choses dans le contexte de l’époque.

PCMF : Oui, mais il n’y a pas que vous ; je pense aussi à Virenque (Eurosport/Europe 1), à Leblanc (RMC), à Jalabert (France Télévision/RTL) …
CG : Mais Jalabert, qui n’a jamais avoué ou été contrôlé positif, est paradoxalement très gêné pour en parler. Enfin il a quand même fait toute sa carrière avec Manolo Saiz et le docteur Fuentes, quoi. Lui, il ne prend jamais position, sauf pour défendre éventuellement les mecs qui se font « piquer », comme Armstrong, ce qui est un peu déplacé quand on est sélectionneur national où, il faut que tu taises.

PCMF : Quand vous disiez que le dopage était différent dans les années 70 par rapport à celui d’aujourd’hui, qu’entendez-vous par là ?
CG : Oh ça n’a rien à voir. En plus, il faut quand même savoir qu’il y a des coureurs qui ont été contrôlés positifs à certains produits qui aujourd’hui ne sont plus interdits. Aujourd’hui, quand tu parles de dopage, tu es sur des techniques de dopage très sophistiquées et qui touchent à la biologie. On n’est pas du tout dans le même … (laisse sa phrase en suspens) Rien à voir. Et en plus, on sait que certains produits qui pouvaient être utilisés il y a trente ou quarante ans n’ont pas d’effet dopant, parce qu’on s’est rendu compte d’une chose c’est qu’un effet dopant c’est quelque chose qui augmente ton niveau de performance ; combien y a-t-il de produits qui augmentent ton niveau de performance ?

PCMF : Bah il y en a quand même un paquet …
CG : Très peu. Un stimulant ne t’augmente pas le niveau de performance. Il va t’énerver, t’exciter, avoir un effet placebo … L’amphétamine, mais ça on le sait depuis très longtemps, n’a pratiquement aucune influence sur l’augmentation de ton niveau de performance. Ça va t’énerver, de te donner envie d’y aller, mais ça n’augmentera pas ton niveau de performance.

PCMF : Mais cette excitation, qui n’est pas naturelle, est-ce que ce n’est pas un effet dopant indirect ?
CG : Non, mais il faut savoir de quoi on parle. Le dopage c’est quelque chose qui augmente ton niveau de performance. Si tu prends des anabolisants, tu vas augmenter sur la durée, de façon artificielle, tes masses musculaires par un certain nombre de phénomènes. L’EPO, le dopant le plus puissant qui existe, va augmenter ton transport d’oxygène, ce qui impliquerait des effets dopants. Mais en fait, les véritables effets dopants, c’est l’EPO, où là tu prends un, deux, trois points de VO2max. Avec les autres produits, tu prends ZERO ! Donc tu ne peux pas aller plus vite.

PCMF : Mais là la distinction que vous faites, c’est juste celle entre produits dopants à court terme et produits à long terme.
CG : Non ! Ils ne sont pas dopants, ils sont stimulants. A l’époque, cette notion, tu ne pouvais pas la mesurer, aujourd’hui tu peux la mesurer. Sauf que par exemple l’amphétamine ils l’avaient déjà mesuré sur des grenouilles et ils se sont rendu compte qu’il ne se passait rien. Et d’autre part, l’amphétamine, pris à haute dose, c’était pour calmer les fous. Ce n’était même pas pour exciter ; le Maxiton® fort, c’était pour calmer les mecs qui étaient en pleine crise. Donc tu n’augmentes pas ta puissance musculaire, tu augmentes seulement la nervosité et, à la limite, t’es heureux donc ça joue sur la motivation : c’est l’effet placebo. Mais niveau performances, le résultat va être le même.
Ce n’est pas moi qui le dis. Ce sont des études scientifiques qui sont faites, et il y en a pas mal qui ont été faites. D’ailleurs à ce sujet il y a aujourd’hui le dilemme des corticoïdes qui étaient interdits, puis autorisés et qu’on voudrait bien ré-interdire, parce que les corticoïdes ont un petit effet dopant, qui est très léger. C’est pour ça que les études, quand ils se sont rendus compte que l’augmentation du niveau de performance n’était pas démontrée – ça a été fait par les Anglo-Saxons – à partir de ce moment, on a dit : « Bon, on les retire [NDLA : de la liste des produits interdits] ». Parce qu’il y a un autre problème, c’est qu’il y a beaucoup de choses qui ne peuvent être soignées que par des corticoïdes. Moi j’ai eu le cas avec Bernard Quilfen – qui n’était pas coureur d’ailleurs à l’époque mais directeur sportif – qui part faire un footing et qui se fait piquer à l’intérieur de la bouche par une guêpe. Il rentre à l’hôtel, et il a la langue qui commence à gonfler. Il y avait une autre équipe avec nous dans l’hôtel – une équipe belge, je crois –, on a demandé si le médecin était là, il est arrivé, poum poum, deux heures après Quilfen était à table.
Donc si c’est un coureur, le mec, tu dois l’interdire de continuer le Tour le lendemain ? Il est là le dilemme. Si le corticoïde n’a pas d’effet dopant, dans toute société, la question ne se pose pas. Le seul problème, c’est qu’avec les corticoïdes il y a un petit effet dopant qui est lié à un autre processus : d’abord le corticoïde va avoir les mêmes effets stimulants que l’amphétamine parce que quelqu’un qui est sous corticoïdes – surtout à certaines doses – est euphorique mais surtout il agit sur d’autres paramètres qui font qu’il a quand même un tout petit effet dopant, ce qui fait qu’on est reparti vraisemblablement vers l’interdiction des corticoïdes ou tout du moins, ce que nous proposons, c’est qu’à partir du moment où tu as besoin de corticoïdes c’est que tu n’es pas en état de courir, parce que ça va masquer le truc mais bon … Si t’as une infiltration, c’est que tu as une pathologie, ce qui fait que tu ne cours pas et que tu as un arrêt de travail. Mais pour reprendre l’exemple de la guêpe, ce n’est pas une pathologie liée à l’exercice.

PCMF : Mais le but du jeu c’est d’éviter que le recours aux corticoïdes soit systématique.
CG : Oui, mais bon … L’un des problèmes aussi c’est de supprimer les médecins d’équipes, qui ne servent à rien. Il faut doubler le nombre de médecins sur le Tour et quand tu as un problème c’est le médecin du Tour qui débarque. A notre époque, quand je courais, il n’y avait pas de médecins. Quand t’avais un problème c’était le médecin du Tour qui venait te voir. Le directeur sportif allait voir le médecin pour lui que tel coureur avait un problème, quand le coureur ne passait pas directement à la voiture du toubib … Après ils étaient trois ou quatre médecins et ils se partageaient les équipes en fonction. Quand un mec se gamellait, systématiquement le médecin passait à l’hôtel après. Il y avait juste un problème – avant la chute du mur de Berlin – avec les équipes des pays de l’Est : si t’avais un mec qui était « plumé » (NDLA : éraflé, contusionné, cabossé, bref pas au mieux) de partout et que le médecin venait le voir, t’avais le Commissaire du Peuple qui disait : « Non, vous ne rentrez pas ». Il n’avait pas le droit d’aller le voir. Des fois qu’il l’aurait corrompu (rires). Avec le Commissaire du Peuple, c’était non. Tout allait bien tout le temps. Et c’était valable pour tous les pays de l’Est, de la RDA à la Pologne en passant par l’URSS …

 

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** J’admets que les trois derniers noms font quelque peu souillure eu égard aux remugles de pharmacopée qui accompagnent leur trajectoire …

Interview de Cyrille Guimard
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