Il y a soixante-dix ans, … le Circuit de France 

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Source image : http://le-grimpeur.net/blog/archives/61

 

En 1942, l’Europe entame sa quatrième année de conflits et d’oppression. Les temps sont rudes. Fidèle à l’antique « Panem et circenses » de Juvénal, les autorités nazies entendent rassurer les Français sur la « normalité » de ces temps qu’on nommera plus tard « Occupation ». Pour cela, quoi de mieux que le Tour de France, cette course si populaire qui n’est plus organisée depuis 1939 et le début des hostilités ?

La Propaganda Staffel fait alors pression sur Jacques Goddet, successeur de Desgrange depuis son décès fin 1940 à la direction du journal L’Auto – qui possède alors notamment le Tour de France, le Parc des Princes et le Vélodrome d’Hiver** – pour réorganiser la Grande Boucle, à l’instar de la Suisse et de l’Espagne qui ont fait courir leurs Tours nationaux. Jacques Goddet est dans une position délicate, car l’actionnaire majoritaire du journal imprimé sur papier jaune n’est autre qu’un consortium suisse-allemand liée aux services de propagande nazie. Il tient pourtant tête aux Allemands qui promettent pourtant leur appui total, tant politique que financier, pour lui offrir essence, ravitaillement et liberté de franchir la ligne de démarcation entre ZO (zone occupée) et ZNO (zone non-occupée) ; certes, il laisse place aux communiqués des autorités occupantes dans son journal, signe des éditoriaux par certains aspects pétainistes, organise des courses, mais il se refuse à organiser le Tour de France.

Jean Leulliot, ancien journaliste de L’Auto, n’a lui pas ces scrupules. Il saute sur l’opportunité ; le 23 juillet, La France Socialiste, journal collaborationniste – en dépit de son appellation – où Leulliot est chef de la rubrique sportive, annonce fièrement l’organisation d’« une course cycliste qui, de Paris à Paris par la Bretagne, les Landes, les Pyrénées, la Vallée du Rhône, l’Île-de-France et la Champagne, soit une épreuve vraiment nationale ».

Epreuve est le mot qui convient tant le Circuit de France surprend par sa difficulté : 1600km en six étapes (Paris/Le Mans/Poitiers/(Limoges)/Clermont-Ferrand/Saint-Etienne/(Lyon)/Dijon/Paris), du 28 septembre au 4 octobre, soit au début de l’automne, ce qui promet des conditions météorologiques rigoureuses (froid, pluie, vent) sur les étapes interminables du parcours (283km entre Poitiers et Clermont-Ferrand, 358km entre Dijon et Paris). Ajoutez à cela l’exercice délicat du contre-la-montre par équipe lors de la demi-étape Saint-Etienne – Lyon, plus deux passages de la ligne de démarcation – à Chauvigny et à Chalon-sur-Saône – et on comprendra aisément que les coureurs, légitimement fatigués par l’année écoulée, ne sont guère nombreux à s’engager dans cette gageure.

Pourtant, Leulliot, déjà fragilisé par l’absence de vedettes notoires comme Speicher, Archambaud ou Vietto, tient à avoir dans son Circuit de France le grand champion français (double champion de France en titre, entre autres succès) de l’époque, le jeune Emile Idée. Celui-ci est réticent. Alors Leulliot prend les choses en main pour la lui forcer ; il convoque Idée dans son bureau de La France Socialiste dans le deuxième arrondissement et là, menace d’envoyer la Gestapo chez lui. Une saillie qui ne peut être prise à la légère : compte tenu de l’échec de « la Relève » – dispositif consistant à échanger un prisonnier de guerre en Allemagne contre trois jeunes ouvriers français –, les jeunes Français sont de plus en plus désignés par la police, une tendance qui annonce fortement le S.T.O. Et Idée, à 21 ans, a l’âge de vivre dans la crainte, sinon dans une semi-clandestinité.

Soixante-huit concurrents se présentent au départ, répartis en six équipes : Alcyon-Dunlop (Idée), Dilecta-Wolber (Bonduel, Caput, Goutal), France-Sport-Dunlop, Génial-Lucifer (Thiétard), Helyett-Hutchinson (Neuville, Disseaux), l’armada violette des Mercier-Hutchinson (Kint, Schotte, Louviot, Lapébie, Benoît Faure, Goasmat) et Tendil-Hutchinson (Brambilla).

L’inexpérience des organisateurs pour une compétition de cette ampleur sont vite patentes ; les conditions matérielles sont spartiates, entre tickets de rationnement et boyaux rafistolés, ce qui ajoute à la rudesse de la course. Au Mans, terme de la première étape (1er Guy Lapébie), dix-neuf coureurs ont déjà renoncé, dont les pourtant aguerris Briek Schotte et le champion du monde Marcel Kint***.

La troisième journée tourne au cauchemar : réveil à 5h30 pour les 27km neutralisés jusqu’à Chauvigny où est franchie la ligne de démarcation, avec ses évidents problèmes logistiques et administratifs ; une première demi-étape de 103km jusqu’à Limoges, puis une deuxième demi-étape de 180km pour rallier Clermont-Ferrand … que le peloton ne verra pas : sous les coups de vingt heures, l’arrivée est jugée dans un village à une quinzaine de bornes de la capitale auvergnate. Louis Caput empoche cette étape titanesque devant le Belge François Neuville qui s’empare du maillot zébré noir et blanc.

Le lendemain, le peloton est si étique que Leulliot ôte soixante kilomètres à l’étape au relief tourmentée Clermont-Ferrand – Saint-Etienne, qui traverse les monts du Forez. Au stade de l’Etivallière, Neuville conforte sa position de leader grâce à sa victoire d’étape. Il ne reste plus que 29 concurrents en lice ; la journée de repos est la bienvenue. Et tandis que Pierre Laval adresse ses félicitations à l’organisation pourtant catastrophique, le peloton rallie tant bien que mal Paris. Neuville, après deux étapes sans encombre, inaugure le palmarès du Circuit de France, devançant Thiétard (2e à 5’23 ») et Caput (3e à 5’31 ») au terme des mille cent cents kilomètres de course. En dépit des volontés (vite abandonnées) des dirigeants de La France Socialiste, il n’aura pas de successeur. Emile Idée, 9e du classement général à 34’05 » du vainqueur final, n’en a cure ; il n’aura pas la Gestapo chez lui.

Après cette course qui a tourné rapidement au suicide sportif, Il faudra attendre 1946 pour voir à nouveau une course à étapes d’ampleur nationale en France, et plutôt deux fois qu’une, avec la Ronde de France (Bordeaux-Grenoble) organisée par Sports et Miroir-Sprint ; et le Petit Tour de France (Monaco-Paris) organisé par L’Equipe, créé au début de l’année 46 pour succéder à L’Auto mis sous séquestre à la Libération pour avoir paru sous l’Occupation.

** Qui servira de cadre, les 16 et 17 juillet 1942, à la Rafle du Vél’ d’Hiv’ de sinistre mémoire.
*** Sacré en 1938, le championnat du monde ne put être organisé de nouveau qu’en 1946.

Sources :
Le vélo à l’heure allemande, de Jean Bobet, éditions de La Table Ronde, Paris, 2007
http://archives.saint-etienne.fr/site/index.asp?rubrique=tranchesHistoire&el_id=65
http://en.wikipedia.org/wiki/Tour_de_France_during_the_Second_World_War#1942_Circuit_de_France
The Story of the Tour de France : 1903-1964, de Bill et Carol McGann, édition Dog Ear Publishing, 2006
http://www.memoire-du-cyclisme.net/pelotons/annee.php?a=1942

Il y a soixante-dix ans, … le Circuit de France