Nous sommes en 1950. Le vibrionnant journaliste Jean Leulliot, sorti miraculeusement indemne de l’épuration consécutive aux noires années de l’Occupation durant lesquels lui et le journal auquel il émargeait, La France Socialiste (qui n’avait de socialiste que le nom (1)…), n’ont pas brillé, c’est peu de le dire, par leur résistance à l’occupant, fournit une nouvelle occasion de justifier son surnom d’« Unidéparjour ».

Le Tour de France cyclotouriste naît, sous le patronage de L’Aurore, (quotidien généraliste, nouvel employeur de Leulliot) et de Route & Piste (magazine cycliste créé par Leulliot lui-même en 1948), ainsi que le soutien fédéral de la Fédération Française de Cyclotourisme (FFCT). L’épreuve est divisée en quatre catégories : les cyclomoteurs (parmi lesquels figurent l’ancien champion devenu unijambiste Dante Gianello, 10e du Tour 1938 (+1 étape) et 11e du Tour 1939), les tandems mixtes, les cyclosportifs/cyclotouristes et – c’est là ce qui nous intéresse – les anciens champions. Tout le sel de cette organisation est là, son intérêt a posteriori également : rassembler les anciennes gloires du Tour des années trente afin de les relancer sur la route. Le pari semble difficile à tenir : quelle ancienne gloire accepterait de souffrir à nouveau avec en surplus les années supplémentaires et la condition physique évanouie ? C’est là que la force de persuasion de Leulliot trouve une application rêvée ; voilà comment, avec sa verve coutumière de « titi » parisien, André Leducq raconte, dans son autobiographie Une fleur au guidon (1978), son enrôlement :

« Au début de 1950, il [NDLA : Jean Leulliot] m’a fait part de sa future création : un Tour de France cyclotouriste, avec une catégorie réservée aux « anciennes gloires » du cyclisme. Il comptait, entre autres, sur moi. Je lui ai demandé, en rigolant, s’il m’avait bien regardé : quarante-six ans, le teint émerillonné, reflet d’une nourriture saine, variée et surtout abondante, et douze kilos excédentaires répartis plus spécialement tout autour de la ceinture abdominale. Non, très peu pour moi ce n’était pas sérieux !
Mais c’est un obstiné, Leulliot. Il faisait miroiter une liste de prix forts (c’était vrai) et un itinéraire pépère (ça l’était moins). Je restais sur la défensive, mais je faiblissais :
– « Est-ce qu’il y aura des cols ? »
Il prit un air offensé :
– « Surtout pas André, pour qui me prends-tu ? Je ne suis pas fou ! »
Lui peut-être pas. Moi sûrement : j’ai donné mon accord. »

Le talent oratoire et les omissions de Leulliot sur la nature réelle du parcours mijoté à leur intention (qui comprendra en fait plusieurs cols, dont ceux du Chat et de Porte) font vaincre bien des réticences – même si certaines y résistent, comme celles de Romain Maes (vainqueur du Tour 1935, 2e de Paris-Roubaix 36 et du Tour des Flandres 39), Serge Svoboda (champion de France amateurs 1937) ou Francesco Camusso (lauréat du Giro 1931, 2e du Giro 32, 3e du Tour 33, 4e du Tour 37) –, si bien que le plateau d’engagés au départ de la capitale, le 19 août à la Porte de la Chapelle, rassemble 46 anciens coureurs parmi lesquels l’illustre patronyme d’André Leducq donc, mais aussi ceux non moins prestigieux du racé sprinter italien Rafaele Di Paco, de Georges Speicher, de Marcel Bidot, de Maurice Archambaud, de Jean Maréchal ou de Jean Aerts. A cette liste de champions pour le moins impressionnante (champions présentés par Leducq, avec malice et sans doute un brin d’exagération, comme étant pour la plupart « chenus ou chauves, ventrus, voûtés, essoufflés, claudicants, perclus et tout émus sans vouloir le laisser paraître » !) s’ajoute un parcours digne d’une vraie course pro, « un itinéraire tout plein de cols, et non des moindres » une boucle de Paris à Paris en quinze étapes.

A ce parcours s’ajoute des contraintes réglementaires qui amène cette épreuve cyclosportive au confluent de la randonnée et de la compétition stricto sensu. Sur l’ensemble du parcours, les concurrents devaient respecter une vitesse moyenne comprise entre 22 et 26 km/h pour les étapes planes et entre 20 et 24 km/h pour les étapes dites « de montagne ». Passées ces « spéciales », de vraies courses étaient organisées sur la fin du parcours proposé, sur des distances aléatoires, tantôt en ligne (1ère, 2e, de 4e la 10e, 12e, 14e et 15e étapes), tantôt en contre-la-montre individuel (3e, 11e et 13e étapes).

La première étape, entre Paris et Lille, est guillerette. Une promenade de santé, vent dans le dos. « Du gâteau ! On a roulé en fumant la pipe », s’exclame Leducq. Signe de cette facilité, Jean Maréchal s’octroie même le luxe, après avoir pris à dessein une heure d’avance, de s’arrêter dans un restaurant près de Péronne pour s’y offrir un solide déjeuner agrémenté de quelques flûtes de champagne.

Mais le décor change dès la deuxième étape allant de Lille à Reims. Sur les trottoirs en cendrée du Nord, les crevaisons se multiplient, aidées en cela par l’absence sur les machines de randonnée de boyaux, remplacés par des pneumatiques, qui hélas se perforent bien plus facilement ; André Leducq qui figure parmi les « crevés », raconte la suite : « Les réflexes n’ont pas été oubliés, ce bon Marcel [NDLA : Marcel Bidot] m’attend. On s’était planqués derrière un arbre pour se protéger du vent et chercher le trou de la chambre à air. Là, le vent soufflait tellement fort que nous n’arrivions pas à entendre le petit « pfuitt » qui nous aurait fait repérer le trou. Et la chambre à air de rechange crevée aussi ! Enfin, on a réussi à réparer, à repartir. Et vlan ! une crevaison de Bidot, une seconde de Leducq, et plus de chambre à air de rechange … On pourrait abandonner ? Mais Jean Leulliot nous guettait, comme Desgrange autrefois, et il nous a crié de sa voiture, autoritaire et menaçant : « Attention, dépêchez-vous, roulez plus vite, sinon vous allez être éliminés ! » C’était fait, on était redevenus forçats, vent de face avec nos jambes de quasi-quinquagénaires. On s’encourageait mutuellement et on a fini dans les délais. Arrivé dans la chambre d’hôtel, […] je me suis écroulé sur mon lit et, deux minutes après … plus personne ! Je dormais comme un enfant. »

L’exigence de l’épreuve met à mal les organismes déshabitués à la compétition de longue haleine et en déroute certains, qui s’attendaient à une gageure peu éprouvante. Il en est ainsi pour Jean Aerts, le sublime champion du monde 1935 et vainqueur de douze étapes sur le Tour, qui, pas entraîné du tout, souffre le martyre dans l’ascension du col du Chat. Leducq se trouve contraint de l’attendre, car Leulliot lui a donné une consigne : nul abandon dans son équipe Mercier (le constructeur stéphanois ayant accordé son soutien moral et matériel à l’entreprise, chose que Leducq considère comme « le sommet de la cordialité dans [leurs] relations ») qui comprenait, outre Leducq, Speicher, Bidot, Archambaud, Fernand Cornez et donc Jean Aerts ; une bien belle équipe certes, mais qui avait pris quelques années au compteur. Aux exhortations de Leducq, le malheureux Aerts répétait tel un mantra « Ce n’est pas possible … Ce n’est pas possible ! » et au style délié de sa splendeur succédait une impuissance démoralisatrice. Aerts finira tout de même ce Tour cyclotouriste, en avant-dernière position de la catégorie « Anciens champions », et tel le corbeau, jura, comme bien d’autres, que Leulliot ne l’y reprendrait plus.

Certains anciens cependant, la condition revenant, s’étaient repiqués au jeu. Un dénommé Jean Galle, trente-huit ans, qui avait fait l’essentiel de ses armes chez les amateurs, ayant damné le pion aux « légendes », un mot d’ordre circula dans le petit peloton : « Tous contre Galle ! ». Le discret et régulier Pierre Gallien, trente-neuf ans, en profita pour tirer son épingle du jeu ; 8e du Tour 1937, membre de l’équipe de France du Tour l’année suivante et lauréat de la classique boucle de Sospel lors du Tour 1939, son curriculum vitae apparaissait comme plus digne de s’élever au statut de vainqueur pour ses adversaires au standing au moins aussi important que leur orgueil ; battu par un pro oui, par un amateur, non !

Les sprints aussi donnèrent lieu à quelques résurgences des us passés. Entre Speicher et Di Paco, les étincelles jaillissent et l’on recourt à tout l’attirail plus ou légal du sprinter : tassages, coups d’épaules, prises de maillots, coups de gueule, etc. Ce duel acharné de finisseurs tournera à l’avantage de Speicher (2), vainqueur de trois tronçons (les 2e, 4e et 12e étapes) contre un seul à Di Paco (8e étape). « De vieux comédiens ne peuvent rester insensibles aux feux de la rampe », conclut Leducq.

Le 3 septembre, au Parc des Expositions situé Porte de Versailles, terme des quinze jours de cette simili-course, Pierre Gallien l’emporta donc en 116 heures 40 minutes et 8 secondes, devançant le Belge Robert Wierlinckx (2e à 3’43’’), Speicher (3e à 3’46’’), Archambaud (4e à 4’15’’) et le grimpeur italien Edoardo Molinar (3) (5e à 4’18’’). Dans les autres catégories, le Stéphanois Jacquelin (sur vélo Alex Singer) a dominé les cyclosportifs/cyclotouristes (catégorie dans laquelle, parmi les 138 arrivants, apparaît un ancien Tour de France, « l’acrobate » Jules Deloffre, qui a participé à la première de ses quatorze Grandes Boucles (4) en … 1908 et qui en 1950 affiche 65 ans !) grâce aux quinze minutes de pénalité infligés à Jo Routens pour changement de roue non réglementaire ; le couple Chapelet s’est arrogé la première place des tandems mixtes.

Parmi les quarante-six anciens champions présents au départ, vingt-quatre avaient résisté jusqu’au bout ; tous les Mercier étaient présents, même si classés dans les tréfonds du classement pour certains. Mais l’important n’était pas là. Leducq résume au mieux ces deux semaines : « Malgré nos souffrances, nous devions bien admettre avoir connu quelques beaux moments. […] … Mais il faudrait que Jean Leulliot soit très très éloquent pour obtenir mon concours des anciennes gloires septua-quadragénaires ! »

Mais l’intenable Leulliot s’est déjà projeté vers ses nouveaux projets. En mars de l’année suivante, 1951, Jean Leulliot relancera, avec le concours du maire de Nice Jean Médecin, une course devenu aujourd’hui incontournable : Paris-Nice (5).

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La Une de L’Aurore datée du 29 août 1950 qui fait part du Tour de France cyclotouriste (tout en haut puis la colonne à droite de la page). La guerre de Corée connaît ses débuts et l’éditorial s’en ressent avec un titre aussi définitif que discutable : « Il n’y a qu’une majorité : elle se compose de tous les Français qui ne veulent pas du communisme ! » …
 
(1) Ce procédé de captation de la sémantique adverse (afin de faire passer l’organe de presse comme poursuivant des buts inverses de ce qu’il a en réalité) a beaucoup été utilisé lors de la Seconde Guerre Mondiale pour effectuer de la propagande inversée, et démoraliser les adversaires. On peut citer comme exemples ceux de Radio-Humanité (station émanant prétendument du PCF mais en réalité nazie, dirigée par le renégat rouge Ernst Torgler, et destinée à mobiliser les ouvriers rouges contre la guerre) ou de La Voix de la Paix, radio soi-disant pacifiste opposée au gouvernement français qu’elle dit va-t-en-guerre et velléitaire. Ces deux « radios noires » (ainsi que sont appelées ces stations ennemies cherchant à leurrer leurs auditeurs de l’autre camp), placées sous l’égide du Docteur Adolf Raskin, cesseront leurs émissions dès la signature de l’armistice ; il n’est pas sûr cependant que leur action désinformation ait eu un grand impact sur la victoire allemande (la radio est encore peu répandue, les postes portatifs extrêmement peu nombreux et il n’est guère évident que les centaines de milliers de Belges, de Hollandais et de Français jetés sur les routes de l’exode face à l’avancée nazie ait eu le loisir d’écouter la radio). Le procédé des « radios noires » sera aussi employé par la France vis-à-vis du IIIe Reich avec les stations Deutcher Freiheitssender et Österreischischer Freheitssender avec un impact quasi-nul.
(2) Georges Speicher utilisait les démultiplications suivantes : 44-48 x 15-16-17-19-21 (soit de 4,47m (44×21) à 6,83m (48×15) par tour de pédale). Des développements qui semblent dérisoires à l’heure actuelle, où nombre de coureurs adoptent des 54 voire des 55×11 …
(3) Edoardo Molinar remporta le GP de la Montagne sur le Tour d’Espagne 1935, dont il finit quatrième et gagna une victoire d’étape. Il finit deux fois dans les dix premiers du Tour d’Italie (10e en 1936 et 7e en 1937), remporta la course de côte du Puy-de-Dôme en 1934 et cette année-là clôtura le Tour de France à une honorable 13e place et le Tour de Lombardie au 10e rang.
(4) Ce record de participations au Tour de France ne sera dépassé qu’en 1985, par Joop Zoetemelk. Mais nul doute que, sans les quatre éditions annulées du fait de la Première Guerre Mondiale, Deloffre aurait propulsé ce record quatre crans plus haut, hors de portée du Hollandais (16 participations) ou de l’Américain Hincapie (17 participations), et détiendrait encore cette timbale avec 18 participations. Mais la folie des hommes en a voulu autrement.
(5) La course ne (re)prit ce nom-là qu’en 1954, après s’être provisoirement appelé Paris-Côte d’Azur de 1951 à 1953.
Le Tour d’honneur