La course des frappadingues

Les lignes qui vont suivre sont fortement inspirées de l’article « Trip infernal » de Françoise Inizan, publié dans L’Equipe Magazine du 9 juillet 2011 (n°1212, pp 28-34)

C’est l’Iron Man des cyclistes. Non, rectifions : c’est plus dur. C’est une épreuve insensée. Son nom : la Race Across America, alias la R.A.A.M. Son principe, on ne peut plus simple : traverser les Etats-Unis de la côte Ouest jusqu’à la côte Est. Créée en 1982 par l’Américain John Marino (déjà co-fondateur, avec Michaël Shermer et Lon Haldeman, de la Fédération d’UltraMarathon Cycliste (U.M.C.A.) deux ans plus tôt) sous l’appellation « The Great American Bike Race », la première édition reliait Santa Monica à New-York et comportait quatre concurrents, dont John Marino lui-même (qui termina 4e et dernier, avec deux jours et demi de retard sur le vainqueur, Lon Haldeman). Suite à cette prime traversée transcontinentale, l’évènement fit des émules et progressivement des candidatures affluèrent (1), y compris hors des Etats-Unis. Si bien que la R.A.A.M., devant l’abondance de demandes et la dureté de l’épreuve, soumit bientôt les prétendants à une présélection rigoureuse, qui obligea ces derniers à réaliser des minimas sur d’autres épreuves d’ultra-distance moins rigoureuses, telles Paris-Brest-Paris.

Malgré ce tri préalable, la proportion d’abandons demeure forte, en raison de l’épuisement ou de contraintes médicales. Car si, dans le grand concours de bites entre organisations cyclistes, la R.A.A.M. n’est pas la plus grosse compétition (le Tour de France remportant sans doute la palme dans cette catégorie), elle est sans conteste imaginable la plus longue et la plus dure : 4 800 kilomètres à parcourir seul (dans sa version la plus extrême (2)), sans AUCUNE étape ! 4 800 kilomètres d’un trait, l’équivalent d’un Tour de France entier, plus le tiers d’une seconde Grande Boucle. Quatre fuseaux horaires traversés. Près de neuf jours de course non-stop pour les meilleurs. Insensé, vous disais-je.

ImageEst-ce que ça irait plus vite avec un vélo Canyon ?
On pourrait emplir cet article uniquement par une énumération de superlatifs (mais ça n’aurait pas grand intérêt, pas vrai ?) tant on demeure interloqué par la dureté de la R.A.A.M. et, plus encore, par l’audace des masochistes qui osent la défier, au péril parfois de leur santé, physique (on en reparlera plus loin) mais aussi mentale. Les interminables plaines désertiques du Missouri notamment, accablées par la canicule et l’ennui, sont le théâtre (sans spectateur, sinon les principaux intéressés, soit le concurrent et sa voiture suiveuse) de spectaculaires hallucinations.

On raconte ainsi que l’immense champion de l’ultra-distance, le Slovène Jure Robic (qui précisons-le de suite n’a aucun lien de parenté avec Jean Robic), quintuple triomphateur de la R.A.A.M. (2004/05/07/08/10), finissait par percevoir les boîtes aux lettres bordant la route comme des monstres fantasmagoriques prêts à bondir sur lui pour le dévorer. Une fois même, délirant, il crut qu’un des membres de son staff d’assistance couchait avec sa femme ; il descendit de sa machine et se précipita furieux vers son véhicule d’assistance où les occupants, légitimement terrifiés, verrouillèrent les portes et tentèrent d’extirper Robic de son cauchemar en le réveillant via le haut-parleur. Un détail en passant : Robic a été tireur d’élite dans les forces spéciales slovènes.

Pour lutter contre le sommeil et les indésirables avanies qui en découlent, chacun recourt à son système d’expédients divers : musique agressive (rap, techno) crachée plein pot par les haut-parleurs, messages d’encouragement des proches lus via porte-voix, blagues, conversations téléphoniques avec la famille, etc. Tout est bon pour ne pas succomber à la tentation narcotique. Outre l’aspect de compétition qui justifie pour une part cette volonté de ne pas sommeiller sur le vélo (ainsi, en 2011, le futur vainqueur, l’Autrichien Christoph Strasser, a pédalé 30h d’affilée, dormi … 10 minutes (!) puis ré-enfourché sa bécane pendant 10h supplémentaires avant de daigner se reposer une heure dans son motor-home d’assistance), il y a également un argument sécuritaire à l’affaire.

En effet, la R.A.A.M. ne se déroule pas sur route fermée. Les quelques 4 800 kilomètres de voies empruntées par les coureurs sont ouvertes à la circulation automobile, ce qui provoque hélas parfois de graves accidents lorsque la présence des véhicules se conjugue à la fatigue paroxystique et à la lucidité défaillante de certains concurrents. Ainsi, le Slovène Marko Baloh, a failli en 2011 se mettre en grand danger : n’ayant dormi que quinze minutes les deux derniers jours de course, Baloh, à quelques encablures de l’arrivée, s’est mis à zigzaguer de façon inquiétante, allant jusqu’à mordre la voie opposée et rouler en contresens. Sa voiture suiveuse a dû klaxonner pour le ressaisir et le remettre dans l’axe de sa voie. Heureusement que nul véhicule n’est survenu en sens inverse … Si l’exemple n’a rien d’exceptionnel, tous n’ont pas eu cette chance. On dénombre ainsi deux carambolages mortels, lors des éditions 2003 (Brett Malin) et 2005 (Bob Breedlove). En 2010, un participant (l’Espagnol Diego Ballesteros), renversé par une voiture, est devenu paraplégique.

Jure Robic aura lui aussi été victime d’un télescopage avec une voiture, mais la R.A.A.M. n’y est pour rien ; le fioriclasse slovène s’est tué à l’entraînement, à quelques kilomètres de son domicile. Sa mort, passée inaperçue en France, a créé un immense traumatisme en Slovénie, cette petite république issue du puzzle ex-yougoslave où l’ultra-distance est une discipline renommée, allant bien au-delà du cénacle des seuls initiés. Des initiés qui seuls sont capables de se soumettre à l’entraînement démoniaque nécessaire à la préparation d’une telle course. De Mark Pattinson, analyste financier quadragénaire et 2e de l’édition 2011, qui s’est préparé en roulant jusqu’à 80 heures hebdomadaires, à Marko Baloh, 3e de cette même édition, qui s’est levé tous les jours à trois heures du matin pour aller mouliner du braquet malgré son emploi d’ingénieur agricole à plein temps et ses trois enfants, tous se sont astreint à une préparation herculéenne. Tous ces sacrifices pour un chemin de croix sans station, traversant les Rocheuses perchées au-delà du triple kilomètre d’altitude, les Appalaches plus traîtres encore car intervenant après plusieurs jours et nuits de course, les plateaux burinées par le soleil et les plaines fouettées par les rafales, sans prix ni gloire sinon confidentielle au bout. Ils n’ont même pas, on s’en doute le loisir d’apprécier à leur juste valeur les fantastiques paysages et panoramas qui se développent sous leurs roues et leurs yeux. Pas le temps dans la première partie de course, plus la force dans la seconde moitié, lorsque l’humain devient peu à peu automate, malgré la douleur qui leur rappelle leur statut ontologique.

Une des manifestations de souffrance corporelle les plus impressionnantes est le syndrome du « Shermer’s neck » : le coureur qui en est frappé ne peut plus redresser son cou, saisi par l’ankylose, et tenir sa tête droite lui est impossible. On se dit qu’à cette occasion, l’antienne populaire « Baisse la tête, t’auras l’air d’un coureur ! » n’a plus lieu d’être ; ce n’est plus de la pose superficielle, c’est une contrainte torturante, qui touche jusqu’aux plus endurcis. Pour esquiver au maximum la souffrance, la juguler au mieux, le système D fait loi : la pourtant coriace Israélienne Leah Goldstein (championne du monde de kickboxing, cycliste pro de la Grande Boucle féminine, ancienne membre des commandos de l’armée israélienne) s’est ainsi fait raser la nuque afin qu’on puisse y coller un lien, qui, relié dans le dos à son soutien-gorge, jouait le rôle d’un relève-tête de fortune ; cela n’empêchera pas l’Israélienne, un des deux seules femmes à avoir boucler la totalité du parcours, d’être frappée du « Sherner’s neck ». Ces astuces dérisoires, combinées au soutien d’une équipe technique aux petits soins (pas moins de onze personnes pour Strasser en 2011, un aréopage qui comptait un kiné pour le massage, un médecin pour veiller à son état médical, un préparateur mental pour réguler son sommeil, un chef cuisinier pour préparer les 15 000 calories nécessaires (en liquide pour faciliter l’absorption)), ne suffisent donc pas à annihiler l’immensité du mal, « ce Moloch auquel il faut sacrifier » (selon l’expression employée par Roland Barthes, à propos du Ventoux, dans ses Mythologies). Tout juste à le rendre, à grand-peine, supportable. Tout juste ; après avoir franchi la ligne d’arrivée exténué (victime du traditionnel « coup de bambou de la fin de parcours, Strasser a mis pied dix fois pied à terre sur les vingt dernières bornes), après s’être soumis au contrôle antidopage (obligatoire pour les trois premiers), Christoph Strasser a dû, pour récupérer, dormir quarante-huit heures d’affilée. Deux jours entiers de sommeil !

Alors, peut-être sont-ils fous. Des fous conscients, ce qui ajoute à leur folie. Des addicts aux toxines. Ils sont en tout cas les ouailles d’un culte étrange, qui se manifeste en procession une fois l’an, au mitan de juin. Priez pour eux, car ils savent ce qu’ils font. Une tâche prométhéenne, une incarnation cycliste du road trip, d’une Ruée vers l’Ouest à rebours, de l’idée de la conquête si profondément ancrée dans la culture américaine depuis ses prémices. Une épreuve typiquement américaine : de grands espaces, une
dose de folie et de dépassement de soi.

A n’en pas douter, pour ceux-là, le bonheur est bien dans le voyage.

 

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(1) En 1985, ce fut même un coureur professionnel en activité, l’ex-Renault (il venait de signer, à 30 ans, pour la nouvelle équipe pro américaine 7-Eleven) Jonathan Boyer, premier coureur américain à prendre le départ d’un Tour de France (1981), qui remporta la R.A.A.M. en 1985, parcourant les 4 900 kilomètres du parcours en 9 jours, 2 heures et 6 minutes. Vingt-et-un ans plus tard, en 2006, après avoir subi les affres d’une affaire judiciaire peu reluisante de pédophilie (il fut condamné en 2002 à vingt ans de prison avec sursis dont un an ferme pour avoir agressé sexuellement une jeune fille de 16 ans (la majorité sexuelle américaine étant fixée à 18 ans, contre 15 en France) entre septembre 97 et septembre 2000), l’ancien cinquième de la Flèche Wallonne 83 renouvela l’exploit dans la nouvelle catégorie Solo Enduro (qui offrait aux concurrents un capital-sommeil de 40 heures non-comptabilisée dans le classement final ; cette catégorie fut supprimée peu après) en 10 jours et 52 minutes avec un temps de repos de 45 heures 14 minutes.
(2)En 1989, furent créées des catégories de relais par équipes de deux, de quatre ou de huit personnes, gérant la prise et la durée de leur relais selon leur gré. Fut également autorisé cette année-là l’usage des vélos couchés et des vélos à carénage, mais dans une catégorie à part, baptisée la H.P.V.-R.A.A.M. (la R.A.A.M. pour véhicules à propulsion humaine) ; cette distinction est quasi-semblable à celle opérée par l’U.C.I. depuis 2000 entre « record de l’heure » et « meilleure performance dans l’heure ».

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