1969, « année érotique » (d’après la chanson éponyme sortie en décembre … 1968 !) pour le couple pop français Gainsbourg/Birkin, année du Festival de Woodstock (qui eut en fait lieu à une soixantaine de kilomètres de Woodstock), année du premier vol du Concorde et du premier pas sur la Lune, année de Bègles championne de France de rugby, année du lancement de l’ARPANET (qui, bien des soubresauts plus tard, deviendra Internet), année du climax de la guerre du Vietnam et de la contestation de celle-ci, etc.
 
En cyclisme, 1969 sera l’année Merckx.
 
En mars, Paris-Nice arrive, prélude aux grandes courses de la saison. Face aux velléités du Cannibale (1) mais aussi à celles, non négligeables, de Poulidor ou de Gimondi, l’équipe BIC aligne sur la Course au Soleil une véritable armada. Aux dires même de son co-directeur sportif, le truculent Raphaël Geminiani (le second directeur sportif étant Maurice De Muer), cette formation ne peut théoriquement pas perdre ce Paris-Nice. Jugez donc : sous le maillot orange et blanc du stylo BIC figurent Jacques Anquetil (nul besoin de le présenter …), Jan Janssen (vainqueur sortant du Tour, champion du monde 64 et lauréat de Paris-Roubaix 67), Lucien Aimar (vainqueur du Tour 66), Charly Grosskost (le roi des prologues, un exercice encore à ses balbutiements), Rolf Wolfshohl (champion d’Allemagne et vainqueur du dernier Paris-Nice, triple champion du monde de cyclo-cross, vainqueur de la Vuelta 65), Alain Vasseur ou encore Gilbert Bellone. Une impressionnante force collective qui, si elle ne ramènera finalement pas le maillot blanc en haut du col d’Eze, élu pour la première fois site d’arrivée, placera six hommes dans les douze premiers du classement général (2), s’octroyant en sus le classement par équipes et, par l’intermédiaire de Gilbert Bellone, le maillot bleu et blanc du classement de la montagne.
 
Jan Janssen ajoute, entre Cavaillon et Hyères via le Mont Faron, une victoire d’étape à ce bon bilan. Victorieux en solitaire, il est à noter qu’il n’échappe pas qu’à ses adversaires ce jour-là, mais aussi au contrôle antidopage obligatoire (3). Un constat de carence lui sera adressé, qui lui vaudra le 3 avril, de la part de la Fédération Française du Cyclisme (FFC) chargée de statufier sur ce cas, une peine d’un mois ferme de suspension (4), sanction clémente cependant car n’étant pas assorti d’une amende ni même d’une perte de sa victoire d’étape ou de son accessit obtenu au classement général.
 
Mais, outre ces tribulations sportives et extra-sportives, Jan Janssen marqua également ce Paris-Nice dans son empreinte par une innovation vouée à faire florès dans le courant des années 90 et au-delà, avec des conséquences insoupçonnées. Lors de ce Paris-Nice, Jan Janssen expérimente en effet … l’oreillette ! Le Hollandais myope ne l’utilisait guère en tant qu’adjuvant pour la course en tant que telle, ainsi qu’est employée l’oreillette actuellement. Ainsi que le rapporte un écho du défunt magazine Miroir du Cyclisme, Jan Janssen a fait l’acquisition d’un « un mini-transistor soviétique, gros comme une boîte d’allumettes […] avec une espèce de ‘‘sonotone’’ fixé à son oreille ». En 1969, cette sorte d’ancêtre du baladeur radio (lequel ne se popularisera que dans la seconde moitié des eighties) a de quoi détonner, surtout lorsqu’on sait qu’il vient de l’autre côté du « Rideau de Fer ».
 
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Pas facile de le pigeonner, le Jan !
 
Lors des moments où la course se faisait atone, Janssen branchait son petit appareil, placé dans une des poches à l’arrière de son maillot, calait l’écouteur à son oreille et écoutait la radio (Jan Janssen parlait et comprenait excellemment le français). D’où cette réflexion de Jacques Anquetil (qui accomplit là sa dernière saison chez les pros), jamais en retard pour justifier sa réputation en apparence contradictoire d’aventurier calculateur, réputé pour sa science du placement (financier ou dans le peloton …) : « Quand ils donneront les cours de la Bourse, tu me le passeras ton truc ».
 
Toujours selon l’échotier de Miroir du Cyclisme, Raphaël Geminiani se serait montré plus qu’intéressé pour utiliser ces mini-transistors afin de donner ses consignes sans avoir besoin de remonter le peloton avec sa voiture. Soit le dispositif de l’oreillette actuelle, mais avec plus de deux décennies d’avance !
 
Pourtant, si l’article s’attend « prochainement à voir tous les coureurs BIC avec un mini-transistor branché avec un émetteur Geminiani/De Muer », il faudra patienter (heureusement ?) jusqu’à la césure entre les années 80 et 90, durant laquelle l’oreillette fit sa réapparition entre la foule d’innovations technologiques déferlant sur les pelotons (roues paraculaires et lenticulaires pleines ou à trous, guidons additionnels de toutes sortes (du désormais classique « guidon de triathlète » au guidon Spinaci (interdit en 97) en passant par l’insolite guidon à axe central moinobloc proposée par LeMond lors du prologue du Tour 90 (5)), selle à appui dorsal, casques aérodynamiques, etc.) dont certaines firent long feu.Ce n’est évidemment pas le cas de l’oreillette dont la suppression, souhaitée par de nombreux acteurs et spectateurs du sport cycliste en vertu de sa contribution à la robotisation des coureurs et au stéréotypage des courses, pose de nombreux problèmes du fait de son élévation par certains au rang d’instrument indispensable au managérat cycliste.
 
Au moment où, depuis quelques années, ce débat se fait prégnant et est relancé fréquemment par diverses polémiques (la mort accidentelle de Kivilev, les déclarations de Voeckler sur le dernier Tour de France, etc.), il est intéressant et amusant de voir comment l’oreillette, ou du moins l’idée de son principe, s’est infiltrée sous sa proto-forme dans les pelotons.Celle d’un simple poste radio miniature conçu pour tromper l’ennui, et non pour le provoquer chez le (télé)spectateur ; pour tuer le temps, non pour tuer la course.
 
 
(1) Velléités qui seront assouvies, avec des victoires sur Paris-Nice (+3 étapes), Milan-San Remo, le Tour des Flandres, Liège-Bastogne-Liège, Pariq-Luxembourg et bien sûr sur le Tour de France (+6 étapes), sans oublier un Giro dans lequel il gagna 4 étapes mais dont il fut exclu dans des circonstances troubles …
(2) Jacques Anquetil finit troisième, Jan Janssen sixième, Bellone septième, Wolfshohl huitième, Vasseur dixième et Aimar douzième.
(3) S’ajoute à ce constat de carence un officieux contrôle antidopage positif. Effectué à Draguignan le lendemain de sa carence au contrôle, l’échantillon du Néerlandais se serait révélé, selon certains témoins, positif et le serait demeuré lors de la contre-analyse demandée par Janssen. Cependant, afin de simplifier le dossier et de le clore au plus vite, les juges auraient décidé de passer outre cette infraction pour ne retenir que l’accusation de carence au contrôle, montrant ainsi que c’était moins le dopage en lui-même que la mauvaise publicité entraînée par cette affaire que voulaient endiguer les juges.
(4) Ce qui était la norme à cette époque pour la première infraction (trois mois de suspension pour la deuxième, un an assorti d’un possible retrait de licence pour la troisième, selon le barème mis au point en septembre 1968 à Rome par le comité directeur et la commission médicale de l’UCI), trois ans après l’institution des premiers contrôles antidopage qui avaient provoqués au moment de leur instauration l’ire d’une partie du peloton, laquelle s’était manifesté à l’occasion de la grève de Gradignan, au départ de la 9e étape du Tour de France 1966.
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Jan Janssen, le pionnier de l’oreillette